C’est le jour J.
Ce matin, il n’ira pas en cours, c’est décidé.
Cela fait déjà longtemps qu’il y pense.
Ce matin, personne ne remarquera son absence sur les bancs de la fac. Pourtant, tout le monde fera mine d’être touché quand ils apprendront la nouvelle. Certains pleureront, beaucoup s’inventeront des liens plus ou moins intimes avec lui. Puis, deux jours plus tard, après un weekend de fêtes, de musique et d’alcool, tout le monde aura oublié, et la vie reprendra son cours. Les petites préoccupations futiles du quotidien, les blagues lourdes, les partiels, le cul de Sandra, tout cela envahira l’esprit de ses camarades, et aura enfin quitté le sien.
Au cimetière, seuls ses parents seront présents, eux seuls se poseront des questions, culpabiliseront, se noieront dans l’incompréhension la plus totale, laisseront parfois même éclater leur colère, et eux seuls déposeront un bouquet tous les 7 mars, jusqu’à ce que ce soit leur tour. Mais plus personne ne sera là pour fleurir leur tombe.
Hier soir, il n’a pas dormi. Il a passé la nuit à réfléchir aux meilleures tournures à adopter pour alléger leur peine, pour essayer d’expliquer au mieux son geste. Quand sa corbeille fut remplie de brouillons chiffonnés, il décida finalement de ne rien laisser. Il y a des choses qu’on n’explique pas.
Comme d’habitude, ce matin, il a pris son petit déjeuner, et pour une fois, ne l’a pas rendu. Etrangement, c’est la première fois depuis des années que l’angoisse ne lui tord pas l’estomac. Ce matin, il est serein. Pour une fois, il a pris une décision importante, de lui-même, pour lui-même. Il se sent étrangement léger, malgré les circonstances.
Avant de partir, il a embrassé sa mère en lui souhaitant une bonne journée d’un air détaché et indifférent, comme tous les matins, pour ne rien laisser paraître. Puis il a pris le chemin de la fac, du moins au début.
Au coin de la rue, au lieu de traverser tout droit, il tourna à gauche, en direction du bois. Il faisait beau et frais, l’hiver prenait fin. Tout était silencieux à cette heure matinale. « C’est une belle journée pour mourir ! » se dit-il à lui-même, dans un ricanement.
Arrivé à l’orée du bois, il se remémora le trajet appris quelques temps plus tôt pour parvenir au lieu choisi. Passée la clairière, il fallait suivre le chemin de gauche, moins emprunté par les promeneurs, puis continuer jusqu’à l’embranchement. Là, il s’enfonça dans les fougères, entre les arbustes, jusqu’à atteindre le chêne qu’il avait repéré lors d’une de ses nombreuses promenades solitaires.
Doucement, il posa son sac au sol, et en sortit une corde en chanvre synthétique, 4,99€ chez BricoMarché, une affaire. Tout était soigneusement préparé. Puis, il grimpa à l’arbre et s’assit sur la première ramification, celle qui sembla la plus solide, et attacha la corde à la plus grosse branche, avec application et détermination.
Puis il fit un nœud coulant parfait à l’autre extrémité, comme il l’avait appris sur YouTube. Doucement, il passa la tête dans la boucle ainsi formée, et respira un grand coup. Aujourd’hui, pour une fois, personne ne déciderait pour lui. Il ferma les yeux, et se laissa tomber en avant.
CRAC !
Il ne pensait pas entendre ses vertèbres craquer avant de partir. Ni avoir le temps de se faire cette réflexion…
Il ouvrit les yeux et réalisa qu’il était toujours là, dans ce bois de banlieue, le cul par terre, dans les fougères, une branche de chêne cassée à ses côtés. Il attrapa la corde qui pendait mollement à son cou et la regarda fixement pendant de longues minutes. Il se mit à rire doucement. « Mon heure n’est peut-être pas encore arrivée » se dit-il.
Lentement, il se releva, un peu sonné, retira sa laisse et la laissa tomber. Il prit son sac, et rebroussa chemin jusqu’à la maison.
En le voyant rentrer, sa mère s’étonna : « Déjà ? Tu n’es pas en cours ? ».
Il lui sourit avec douceur, la serra dans ses bras, et lui répondit :
« Aujourd’hui il faisait beau, je suis allé me promener. »