Ce ne fut pas le froid soleil de janvier qui me réveilla ce matin-là, mais les lumières criardes et saccadées des secours, passant au travers de mes persiennes. Surprise par l’agitation inhabituelle de la rue, je décidai de jeter un coup d’œil dehors, et m’aperçus qu’ils étaient garés juste en face de chez moi, devant la maison de cette vieille dame que je saluais tous les soirs, lorsqu’elle sortait dans son jardin pour arroser ses plantes en été, ou nourrir les oiseaux en hiver. Je n’avais jamais pris le temps de la connaitre davantage, et à présent je le regrettais. Curieusement, je ressentis une profonde mélancolie en voyant la frêle silhouette dissimulée sous un drap blanc disparaître dans l’ambulance. Puis les lumières se sont éteintes, et les secours sont partis, replongeant la rue dans son immobilité habituelle.
Je ne savais quasiment rien de cette vieille dame. Bien qu’elle eût semblé habiter ce quartier depuis toujours, personne ne paraissait entretenir de lien avec elle, personne ne parlait d’elle. Elle ne semblait avoir ni famille, ni amis. Seul son infirmier passait lui rendre visite, une fois par semaine.
Le lendemain matin, en sortant prendre l’air, je passai devant la maison de la vieille dame d’en face, et remarquai que le portail était resté ouvert. Je le franchis sans même m’en apercevoir et me retrouvai devant la porte d’entrée de sa maison. Tout était immobile et silencieux, le temps semblait s’être arrêté. Les mésanges endeuillées s’étaient tues. Il me vint d’abord le réflexe stupide de frapper, mais je me retins au dernier moment, plus par crainte de déranger la tranquillité du lieu que par prise de conscience de ma bêtise. Avant même de poser ma main sur la poignée de la porte, celle-ci s’ouvrit doucement, comme pour m’inviter à entrer.
Tout était sombre à l’intérieur, mais néanmoins chaleureux. Sur la table en bois de la cuisine, un bouquet de roses fanées se dégradait doucement dans son vase en verre teinté. Dans le salon, une banquette sur laquelle d’énormes coussins et un plaid en crochet semblaient inviter les visiteurs à venir se réchauffer au coin du feu. La bibliothèque était remplie d’ouvrages classiques, reliés en cuir. A leur usure, je devinais qu’ils n’avaient pas seulement servi à la décoration, et je fus prise d’un terrible remord de n’avoir jamais osé entamer la conversation avec ma voisine.
J’admirais en silence cette maison figée, sans oser toucher le moindre objet. L’ancienne habitante menait en apparence une vie simple, le genre de quotidien sans prétention que l’on imagine de la part d’une vieille dame isolée. Pourtant, au fond d’un couloir, une porte en bois sombre attira mon attention. Sa clef se trouvait encore dans la serrure. Derrière, quelques marches plongées dans l’obscurité semblaient mener au cellier. J’appuyai sur l’interrupteur et constata que, par chance, l’électricité n’avait pas encore été coupée. Les escaliers formaient un coude de sorte qu’il était impossible d’apercevoir d’en haut la pièce cachée derrière cette porte. Ma curiosité me poussa à aller explorer plus avant, et ce que je découvris dépassa mon imagination.
L’apparente froideur de cette lourde porte cachait en vérité un lieu magique, hors du temps et du monde. La lumière qui illuminait la pièce était bien plus chaleureuse que dans le reste de la maison, elle se reflétait sur les nombreuses merveilles conservées ici à l’abri des regards : des miroirs, des objets en faïence, en verre, en porcelaine, des perles, des plumes aux formes et aux couleurs presque surnaturelles… Un véritable trésor se cachait là, les souvenirs de toute une vie. Dans un coin de la pièce, sur un fauteuil tapissé de soie dorée se tenait assise une poupée en porcelaine de Chine. Ses yeux, finement dessinés à l’encre noire semblaient briller d’un éclat de vie, et sa bouche délicate d’un rouge éclatant esquissait un léger sourire. Sur une commode en ébène, plusieurs petites boîtes ornées de nacre soutenaient des portraits sépia. En les observant de plus près, il me sembla reconnaître la propriétaire des lieux. Elle était si jeune, et si belle… A ses côtés se tenait un jeune homme, très séduisant lui aussi, mais absent des portraits plus récents…
Contre le mur, dissimulé sous un drap, je trouvai un carton à dessin sur lequel la moisissure avait entamé son processus destructeur. Par chance, son contenu était intact, et je fus terriblement émue lorsque je découvris les nombreux portraits au fusain, au crayon, à l’aquarelle, qu’il contenait. La plupart d’entre eux représentaient l’homme de la photo, éternellement jeune. C’est alors qu’une série d’esquisses attira mon attention. Tout d’abord, celui d’une petite fille, qui me semblait familière, puis la même petite fille devenue adolescente, puis jeune femme… Cette jeune femme, c’était moi. Sans savoir pourquoi, je ne pus retenir mes larmes.
J’ignore combien de temps je suis restée admirer en silence les trésors cachés dans cette pièce, mais lorsque la fatigue me poussa à rentrer chez moi, il faisait déjà nuit noire. Pourtant, je ne parvins pas à dormir, je pensais sans cesse à ce merveilleux jardin secret, caché aux yeux du monde pendant tant d’années, et ressentis un mélange étrange de mélancolie et de joie intense.
La maison fut détruite un mois plus tard. Faute d’héritiers, la commune décida sans tarder de tout raser pour y construire un bâtiment plus moderne, et je resterai à jamais la seule personne à avoir eu la chance d’admirer les secrets cachés derrière la porte.
Inspiré de The Skeletal Garden, par Sopor Aeternus