Another Love Story
Inspiré de faits réels
"La question est, quel est le vrai problème actuel, Ed ?"
"Mhfmhfmhfm ?"
Jeff retire le bâillon de la bouche de son nouvel ami, près d’une heure après l’avoir rencontré.
"J'ai pas bien entendu ?"
"Je suis attaché à une putain de chaise ?"
"Le problème, c’est ce qui t’a fait venir ici. Tu ne me connais pas. Et pourtant tu m’as suivi, alors qu’il m’a juste suffit de prétexter d’avoir besoin d’un avocat."
"C’est un peu mon job, trouduc."
"Tu étais intrigué par moi, tu voulais croire ce que je te disais. Mais tu savais que tout cela n’était qu’une façade. Tu donnes un joli nom à ton histoire, un semblant de scénario, et bam, les gens avaleront tout ce que t'essayes de leur faire avaler. Pense à chaque mot que je prononce. Lequel est utile, lequel est inutile, où est la ponctuation, où est le sens, pourquoi tu écoutes ?"
"J’suis attaché à une putain de chaise, faut dire."
"Nan nan nan. Ça c’est ENTENDRE, pas écouter."
"Je devrais ignorer l’homme qui tient ma vie entre ses mains ?"
"Nous y voila. Le pouvoir. Le contrôle. Tu penses que je te suis supérieur, et tu accordes donc une importance particulière à chacun de mes mots. Où est ta liberté de pensée ?!"
"Je préfère vivre que penser." Une perle de sueur coule le long de sa tempe.
Jeff laisse s’échapper un rire sinistre, mais court.
"La voila, la plaie de l’humanité. L’instinct de survie. Si l’homme n’avait pas peur de mourir, il aurait accompli tellement plus."
"Les voitures, les ordinateurs, internet, j’appelle pas ça ne rien accomplir."
"C’est une nécessité. Ce sont des inventions facilitant, prolongeant, l’espérance de la vie humaine. Ce n’est pas ce que j’appelle accomplir quelque chose, encore une fois c’est un instinct de survie qui est au cœur de ces préoccupations. Le bien-être durant notre vie est tellement primordial qu’il devient maître, bien au dessus du bien commun."
"Ironique, venant d’un serial killer."
"Qui t’a dit que j’étais un serial killer ?
"… Vous, y’a tout juste deux minutes."
Jeff sourit.
"Exactement. Quelles preuves as-tu, sur quoi repose ton acceptation d’un tel fait."
"J’sais pas, le fait que je sois attaché à une chaise, et que vous ayez une arme blanche en main ?"
"Tu te bases donc sur un fait présent."
"J’vois pas vraiment où vous voulez en venir. Que vous ayez tué quelqu’un d’autre avant ou pas, je m’en branle pas mal, pour le moment le couteau est pointé vers moi."
"Exactement."
"Ça ne vous rend pas plus intelligent de répéter « Exactement » à chacune de mes phrases, vous savez."
"Ta survie surpasse tout, et court-circuite ton esprit de déduction. Pourquoi te voudrais-je du mal ?"
"J’en sais rien !"
"Je peux te faire croire, penser, réfléchir comme je le souhaite en ce moment. Au bout d’une heure supplémentaire, nous pourrions même devenir amis."
"Vous ne pouvez pas me contrôler aussi facilement que vous semblez le penser. Vous n’êtes qu’humain..."
"Voyons. Nous sommes tous les deux adultes. Tu vas voir un film au cinéma un mardi soir, et tu vois s’afficher à l’écran « Inspiré de faits réels ». Tu ne vas pas réfléchir, tu vas même probablement penser que chaque minute du film est d’une réalité palpitante. « Massacre à la tronçonneuse », « Psycho », « Le silence des agneaux », tous sont inspirés de faits réels. Mais la réalité est tordue, embellie, afin de la rendre plus spectaculaire, plus vendeuse. A partir du moment où un récit contient un narrateur, le public va lui faire pleinement confiance. C’est pas fou ? Qui est le narrateur au final ? Un inconnu. Le narrateur pourrait être Charles Manson et ça serait pareil. Les gens sont prêts à croire tout ce que tu leur dis, sous peu que cela leur permette d’échapper à leur petite vie ennuyeuse ce ne serait-ce qu’un instant. Vie de merde, taf de merde, du cervelas dans le cervelet. Mais il ne faut pas que ton histoire bouscule cette vie-là, ah non monsieur ! Dis-leur que ton récit de tuerie est véridique, et ils seront offusqués, passionnés. Dis-leur que le tueur est un de leurs voisins et c’est le déni qui pointera le bout de son nez. Pourtant, c’est le même narrateur. Pourquoi faire confiance à un inconnu ? Les gens se perdent dans les mots, hypnotisés. Combien de fois tu t’es dit « Il a pas tort le Jeff », combien de fois m’as-tu trouvé profond ? Je suis juste en train de vomir une conversation, et tu avales tout, peut-être même au point d’en redemander. Qui a dit que j’en pensais un seul mot ? Qui a dit que je faisais sens, qui a dit que je DEVAIS faire sens ? Les gens donnent trop d’importance aux mots, et non pas aux actes."
Jeff donne un coup précis avec son couteau aiguisé. L’oreille gauche d’Ed tombe au sol. Des cris, du sang, des débattements, tout le tintouin.
"Là, cette douleur, aucun mot que JE pourrais dire ne pourrait l’infliger."
"Putain de taré, tu veux en venir où exactement ?!" Ed remue sur sa chaise, à essayer de chasser la douleur. Lorsque qu’il aperçoit l’éclat du couteau écarlate, il essaie davantage de la contenir.
"Combien de personnes innocentes a-tu emprisonnées, Ed ? Combien de personnes coupables a-tu fait relâcher dans la nature ?"
"Je suis avocat, c’est mon travail ! Je défends le client qui me paye le mieux !"
"Oh, non. Tu as un intérêt tout particulier dans chacune de tes affaires. Une curiosité morbide évidente. Je sais que tu baratines les accusés qui reçoivent des injections. Tu aimes les faire souffrir, physiquement et moralement. A combien de personnes pieuses as-tu affirmé qu’il n’existait rien après la mort ?"
"C’est donc ça ? Tu veux punir le bourreau nécessaire à la société ?!"
"Nah. Tu ne fais qu’entretenir ton instinct de survie. A combien d’euthanasies as-tu assisté, Ed ?" La question resta en suspens pendant plusieurs secondes. "Combien ?!"
"J’sais pas !"
"Oh, si, tu sais. Toutes. Tu aimes ça. N’est-il pas normal que tu sois puni à ton tour ?"
"Vous êtes une sorte de punition divine, c’est ça ?!" La remarque fait rire Jeff.
"Divine, non. Mais avoue que tu es le premier sur la liste des accusés qui devraient être pendus dès l’aube." Un silence s’en suivit. Puis de nouvelles discussions diverses, Ed était maintenant depuis plusieurs heures dans un endroit qu’il ne connaissait pas.
"Je sais que tu penses délivrer la justice. Comme je sais que tu penses que tu devrais faire partie des gens qui devraient être punis."
"Et vous ?"
"Mon heure viendra, ne t’inquiète pas."
Ces heures passées isolé avait affaibli l’esprit d’Ed, et un léger syndrome de Stockholm s’était installé. Il n’avait jamais vraiment été intellectuellement solide. Il était malin, ça c’est sûr. Il pouvait être le plus ardu des avocats. Mais une fois sorti de la cour, il n’était qu’un homme d’un mètre cinquante qui avait peur de tout. Il n’avait jamais tué personne. Pas directement. Il prenait son plaisir en voyant d’autres personnes faire ce qu’il rêvait de faire. Son addiction à la pornographie avait réussi à se loger dans son lobe frontal à cause de son esprit faible. Et il l’accusait de bien des maux. Parfois, il n’y a juste aucune explication. Les hommes aiment voir la Mort en face, et c’est tout. On aura beau mettre des mots compliqués derrière chaque action, inventer de nouvelles maladies et de nouvelles excuses, l’homme aimera toujours tuer. Tout le monde n’ira pas poignarder son voisin, c’est évident. Et ceux qui le font peuvent être traumatisés à vie. Mais la première chose qui vient à l’esprit des gens lorsqu’on est importuné par autrui, c’est bien le meurtre. Et ensuite la police. Encore une fois, c’est notre instinct de survie qui nous empêche de commettre un acte. Si vous saviez que vous pourriez échapper à la justice et à tout problème moral, est-ce que vous ne tueriez pas CETTE personne ? A ce moment, cela devient personnel. Pour certains tueurs, cette base personnelle n’existe juste pas. L’homme rejoint le monde animal, auquel il a de toute façon toujours appartenu. Juste pour une fois, il tuera. Une fois.
"Ne serait-ce pas plus simple que tu meures, ici et là ? On ne te retrouvera pas, et ton intégrité ne sera jamais remise en cause. Accepte ton sort, Ed, tu es de toute façon au bout de la ligne. Combat ton instinct de survie."
"Vous me rejoindrez ?"
"L’année prochaine, promis."
Jeff coupe les liens de la main gauche d’Ed et pose le couteau sur le bras de la chaise. Ed sourit, attrape l’arme, et se tranche la gorge assez profondément pour rompre sa trachée et son œsophage. Un gargouillis de sang, de morve et de salive se fait entendre. Une flaque écarlate se repend sur le sol.
Jeff prend un objet de sa poche, un petit réceptacle de verre, rempli de moitié d’un fluide transparent. Une petite flamme s’échappe de la gorge d’Ed et se fait aspirer par ledit réceptacle. Sa main referme doucement la fiole, laissant alors glisser la goutte translucide au fond du récipient. C’était la treizième qu’il avait réussi à récupérer cette semaine, mais ce n’était ni la dernière, ni la plus importante de son emploi du temps chargé. Il pose le corps d’Ed Gein sur le lit et s’évapore dans les ombres de la nuit.
"A nous deux, M. Unterweger."