"Indien" vaut mieux que deux "tu l'auras"

L’atmosphère était pesante ce soir-là au manoir des Remingtons. Lord et Lady Remington formaient pourtant un couple heureux, et partageaient une sagacité complice que beaucoup jalousaient. Hélas, ce soir, Lord Remington recevait la visite trimestrielle d’un gouverneur de comptoir des Indes, venu lui rapporter les actions entreprises par la Grande Bretagne dans le but de « civiliser » le sous-continent.
Lady Remington n’appréciait guère les visites des collaborateurs pédants et obtus de son époux. Néanmoins, elle accomplissait sans broncher son devoir de Lady et de maîtresse de maison irréprochable.
Lord Remington ne se réjouissait pas davantage. Les réflexions stupides de ses collègues faisaient souvent insulte à son esprit brillant, mais il ne s’empêchait pas de leur répliquer quelques remarques acérées quand le besoin s’en faisait sentir.

_ Oh, milord, souffla Lady Remington dans un soupir exaspéré, j’espère sincèrement que cette visite ne s’éternisera pas, tu sais comme je ne porte pas Lord Fairfax dans mon cœur…
_ Je le sais… Crois-moi, je ne l’apprécie pas davantage, mais il semblerait qu’il souhaite s’entretenir avec moi d’un problème de salubrité dont il peine à trouver la solution. Je n’en sais pas plus mais le connaissant, je pense que nous aurons droit ce soir encore à une de ses histoires sans queue ni tête. Quelques rumeurs sont parvenues à mes oreilles et s’il s’avère que Lord Fairfax vienne me rapporter des évènements y ayant trait, je pense que tu auras de quoi t’amuser de la bêtise de notre cher ami ce soir…
_ Monsieur, l’interrompit la gouvernante, votre invité est au portail.
_ Très bien, veuillez le diriger vers le salon, nous arrivons sans tarder, merci Lizbeth.

Lord et Lady Remington s’échangèrent un regard intrigué et complice, et vinrent à la rencontre de leur visiteur.

_ Ah ! Bonsoir Lord Fairfax ! Il me tardait de vous recevoir, les informations que vous avez à me communiquer m’intriguent au plus haut point ! clama Lord Remington d’un ton peu convaincant. Vous vous souvenez de mon épouse, bien entendu…
_ Comment l’oublier ? Répondit Lord Fairfax après quelques secondes d’hésitation. En effet, j’aurais besoin de m’entretenir avec vous au sujet d’un phénomène préoccupant pour lequel nous peinons à élaborer une solution. J’espère trouver en vous une aide efficace, car ce qui nous est arrivé là-bas est fort fâcheux, voire insultant envers l’intelligence des sujets de Sa Majesté…
_ Hmm effectivement, quelques bruits sont parvenus à mes oreilles, mais je vais vous laisser me conter tout cela plus en détails. Installez-vous confortablement, je vous en prie. Lizbeth, veuillez nous apporter le thé de Chine que nous avons choisi de servir à notre invité je vous prie. Cela vous changera du thé indien mon cher, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en se tournant vers Lord Fairfax.
_ En effet… répondit ce dernier, qui semblait hésiter à percevoir une note d’ironie dans le ton de Lord Remington.

Lord Remington et Lord Fairfax s’installèrent l’un en face de l’autre dans des fauteuils Chesterfield en cuir marron, et Lady Remington s’assit à l’écart, sur le canapé du même style qui se tenait près de la cheminée. Sa tasse de thé à la main, elle affichait un air absent mais écoutait néanmoins avec grande attention la conversation.

_ Je vous écoute, engagea sans autre forme de fioriture Lord Remington.
_ Et bien… voilà. Comme vous le savez, nos concitoyens installés en Inde se sont trouvés confrontés à une particularité de ce pays… Une particularité quelque peu gênante, voire dangereuse dans la pratique de leurs activités quotidiennes et qui présente un frein non négligeable au développement du sous-continent : l’Inde est infestée de cobras. Plusieurs espèces cohabitent, certaines doivent faire partie des espèces de serpent les plus grandes et les plus dangereuses au monde. Selon les indigènes, le cobra royal serait même capable de se dresser pour cracher son venin dans les yeux de son adversaire, avant de l’achever sans se faire repérer…

Un frisson de dégoût et d’horreur traversa Lady Remington à l’évocation de ces reptiles mortels. Décidément, Lord Fairfax manquait indéniablement de tact.

_ Oui, j’en ai été informé. Merci de ne pas vous attarder à des détails sordides et sans intérêt dans notre affaire, interrompit sèchement Lord Remington.
_ Très bien, se rembrunit immédiatement Lord Fairfax. Afin de lutter contre ce fléau, la couronne d’Angleterre, comme vous le savez certainement, entreprit de récompenser la chasse de ces serpents mortels en versant une récompense pécuniaire à chaque indigène qui rapporterait un cobra mort. Oh, cette initiative fut très bien accueillie par la population locale, comme vous vous en doutez ! Elle rencontra un succès certain, les cobras affluaient par centaines, c’est vous dire la situation sanitaire du pays… Hélas, après six mois de chasse intensive, le problème ne semblait guère se résorber, les cobras paraissaient tout aussi nombreux dans la nature, et le butin de chasse que l’on nous rapportait ne faiblissait pas, bien au contraire.

Un léger sourire amusé se dessinait sur les lèvres de Lord Remington. Il jeta un œil à son épouse, qui comprit qu’il connaissait déjà l’issue de cette histoire. Sa curiosité n’en fut que renforcée, elle écoutant avec grande intention la suite de l’affaire. Lord Fairfax ne remarqua pas ces léger changements dans l’attitude de son auditoire et continua son récit d’un air concerné.

_ Face à cette situation, nous décidâmes d’enquêter. Quelle ne fut pas notre surprise de constater que les indigènes s’étaient joués de nous… Nous avons découvert qu’ils élevaient les serpents dans d’immenses fermes, afin d’en produire en grande quantité, et de nous apporter le fruit de leur travail, au lieu de rendre service à la couronne en débarrassant les environs de ces bêtes diaboliques.

A ces mots Lady Remington dut tourner la tête afin de cacher son sourire amusé à Lord Fairfax. Lord Remington ne laissait rien paraître, bien qu’il lança quelques regards amusés à son épouse.

_ Ceci est bien ingénieux de leur part, fit-il remarquer d’un ton légèrement sarcastique, que Lord Fairfax ne remarqua pas, ou du moins, ne releva pas. Quelle fut alors votre réaction ?
_ Notre réaction ! Et bien, nous avons annulé immédiatement notre offre ! Le contrat n’était pas respecté, il était hors de question de continuer à financer le fléau dont nous espérions nous débarrasser, s’emporta Lord Fairfax.
Hélas, repris-il, les conséquences n’en furent que pires. Les éleveurs, qui se retrouvaient sans ressources, décidèrent de relâcher leurs bêtes dans la nature…
_ Je vois, répondit brièvement Lord Remington, qui peinait à dissimuler son amusement. Lady Remington, elle, contenait difficilement un fou-rire irrésistible qui l’envahissait.

Après un court instant, Lord Fairfax repris, d’un air dépité :
_ Nous nous sommes retrouvés avec plus de cobras qu’il n’y en avait à l’origine du problème.

Lady Fairfax laissa s’échapper un pouffement de rire, mais le véritable fou-rire l’envahit lorsque son mari conclut la conversation avec le flegme qui l’avait tant séduite :

_ Et bien, mon cher Lord Fairfax, une fois de plus vous vous êtes brillamment illustré dans l’art de perdre le beurre et l’argent du beurre.